L'impact politique des réseaux sociaux

Posted on Jan 22, 2025

//last update- 09/03/25//

Une présence virtuelle à tout prix?

« N’ayez aucun jugement de valeurs dans votre stratégie social media. Un réseau social est un dispositif technique disposant d’audiences stratégiques. Si un réseau social dispose de vos audiences stratégiques, allez-y. Une organisation n’a pas à juger de l’angle politique d’une plateforme. » (source)

C’est sur cette conclusion provocatrice d’une publication Linkedin que je me suis arrêté. Publié en janvier 2025 à la suite des annonces de Zuckerberg sur la modification de la politique de modération du groupe META. La publication émane d’un directeur d’un « cabinet de conseil en communication et affaires publiques focalisé sur le décryptage des tendances sociétales. ». Cette affirmation pose la question de la cohérence entre les valeurs affichées d’une organisation et ses choix stratégiques en matière de communication. La proposition selon laquelle une organisation ne devrait pas porter de jugement de valeur sur une plateforme est certes pragmatique, mais elle semble éluder des éléments importants : la réputation, l’alignement éthique et l’impact des choix de communication sur l’image de l’organisation.

L’argument “un réseau social est un simple dispositif technique avec une audience stratégique” réduit la communication à une approche purement instrumentale. Or, la communication est aussi un vecteur d’engagement et de positionnement. Refuser d’intégrer les valeurs dans ce choix revient à nier l’impact que ces décisions peuvent avoir sur la perception et la crédibilité d’une organisation. Ainsi, être ou ne pas être sur un réseau social est un choix stratégique mais aussi politique qui mérite une réflexion approfondie plutôt qu’une réponse dogmatique.

Se poser la question de la cohérence, pas juste de la visibilité

Personnellement, je pense qu’une organisation peut , voire doit , juger de l’angle politique d’une plateforme car la perception de cette organisation pourra avoir une impact sur ses choix. Il y a une forme de cohérence à avoir dans son positionnement si les valeurs défendues sont liées à ces choix.

La proposition initiale repose sur une logique purement utilitaire : « Si mon audience est sur une plateforme, j’y vais. Peu importe l’éthique ou les valeurs qu’elle véhicule. »

En réalité, le positionnement d’une organisation, au regard des ses valeurs et sa ligne de conduite peut induire des choix quant à la place prise sur les réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de sortir des réseaux et de vivre en ermite mais faire preuve d’une certaine cohérence dans ses actions par rapports à ses valeurs. Cela me semble être à la portée de tous. Pourquoi, à tout prix être sur les réseaux (même si une audience stratégique y est présente), si les valeurs que dégagent ce réseau sont contraires à celles de l’organisation?

Les valeurs ne sont pas une variable d’ajustement

Je pense que si une organisation revendique un engagement fort, elle doit l’assumer jusque dans sa stratégie digitale. Ce n’est pas juste une question de posture, mais de cohérence. Concrètement, cela implique :

  • Adapter sa présence : être partout n’est pas une fin en soi. On peut choisir des plateformes plus en phase avec ses principes ou miser sur d’autres canaux (blogs, communautés privées, newsletters).

  • Expliquer ses choix: ce n’est pas tant l’absence d’un réseau qui pose problème que le manque de clarté sur les raisons de ce choix. Si une entreprise décide de ne pas être sur X/Twitter ou Facebook, elle doit pouvoir en parler ouvertement.Car s’offusquer publiquement de tel ou tel fait de société et s’arrêter à cela est symptomatique de notre société. Ainsi que Louis de Diesbach le précise dans son livre ‘Liker sa servitude’, on tombe dans le paradoxe des réseaux sociaux : “vouloir se démarquer en suivant les habitudes de tous, être unique en faisant comme tout le monde”.

Si certains veulent réagir à la dérégulation sur X/Twitter, ils s’offusquent publiquement de ce scandale et puis continue à tweeter car il y aurait une audience stratégique? Non Monsieur. En tous les cas, j’estime que cette manière de faire, un peu comme le green washing ou l’astroturfing, est malhonnête. Tout comme un consultant en éthique technologique qui copiait collait des réponses vide de sens d’une IA générative quand je l’interpellais sur la nécessité d’une transparence dans l’usage de l’IA… faites ce que je dis mais pas ce que je fais.

Par exemple, les organisations qui affichent poursuivre des objectifs de développement durable doivent être cohérentes dans leur attitude au regard de ces objectifs. Si une organisation affiche la poursuite d’une consommation responsable, est ce cohérent que cette organisation propose à ses employés des véhicules de sociétés ? À l’inverse, une organisation alignée avec ses valeurs et cohérente avec la poursuite de ses objectifs pourraient proposer des solutions de mobilité plus durable ou partagée. Lorsqu’on dénonce, à juste titre selon moi, la course au profit de Zuck’ & les autres de la Valley, pourquoi une organisation, s’il y a du fric à prendre sur Facebook ou autre, devrait foncer tête baisée, en fermant les yeux sur ses valeurs ?

Pour certaines organisations, être absentes d’un réseau social pourrai être un geste politique ou militant. Lorsqu’on propose à ses clients des produits éthiques et durables, n’est-ce pas nécessaire d’envisager une communication qui, elle aussi, est éthique et durable. Pourquoi devrait on subir le joug des algorithmes au prétexte que l’audience de ce réseau serait stratégique.

Ce genre de réflexion amène une série de constats et de postulats qui peuvent être contre-productif. Je voudrai réfléchir aux moyens qui nous permettent d’aboutir à une solution qui, je l’espère, sera cohérente, en me basant sur ce cas spécifique.

Le mythe de l’impératif présentiel

Si l’on se concentre sur l’aspect économique de la présence sur un réseau, être sur un réseau plus tôt qu’un autre en raison de l’audience aurait pour conséquence, implicite, que cette audience “stratégique” ne serait nul part d’autre. Autrement écrit, on pense que plusieurs personnes de notre cible seraient uniquement présentes sur un réseau unique (et donc n’utiliseraient pas d’autres canaux de communication et/ou réseaux sociaux). Il y aurait alors, pour certains, une consommation exclusive d’un réseau social. Si ce postulat est contestable, il tend par ailleurs à consolider l’omnipotence et l’omniprésence des réseaux sociaux dans nos vies, en considérant au passage, qu’un utilisateur de tel réseau ne peut être présent ailleurs. Pour le « toucher » il faudrait donc être présent sur tous les réseaux sociaux contenant une audience stratégique.

Il faudrait donc être partout pour être sûr de capter chacune des personnes de sa cible. Cette hypothèse me semble pouvoir facilement être renversée. A l’instar de la position dogmatique qui introduit ce texte, considérer que plusieurs utilisateurs ne seraient présents que sur X/Twitter et qu’il est nécessaire, économiquement, d’être présent sur X/Twitter pour toucher ces utilisateurs alors que ce réseau ne représente pas les valeurs de son organisation est paradoxale. En effet, comment une personne, uniquement présente sur un réseau peut-elle faire partie de la cible de cette organisation?

N’y-a-t-il pas une erreur stratégique de prendre en compte ce type de cible? Est-on bien sûr de vouloir toucher une cible qui ne partage pas nos valeurs?

Même à suivre ce raisonnement, on se heurte à la dure loi des algorithmes. Une organisation reste soumise aux règles opaques des algorithmes. Ces derniers déterminent ce qui est visible, ce qui est amplifié et ce qui est ignoré en fonction de critères qui échappent aux utilisateurs et aux créateurs de contenu. Nous avons tous un fil d’actualité différent avec des contenus poussés par l’algorithme de manière “un peu secrète.” On constate d’ailleurs que la portée des publications d’entreprises sont moindres que celles de comptes personnels. On nous vend l’idée qu’être présent sur les plateformes est indispensable, mais la réalité est plus nuancée. Entre les filtres algorithmiques, la saturation des contenus et l’érosion de la portée organique, une question se pose : à quoi bon être là si personne ne voit nos messages ou si notre impact est dérisoire ? Est ce donc une présence superficielle qui est privilégiée à tout prix?

Une consommation multi-canaux

En réalité, ce postulat fait peut être fi d’une réalité. Nous consommons l’information par de multiples canaux (voir sur le sujet Axel Burns - are filter bibles Real). Les réseaux sociaux sont un des canaux disponibles et sont généralement consommés de façon non exclusive. La consommation dépend aussi de l’âge. Certains avancent que 2/3 des moins de 35 ans consomment en priorité du contenu en ligne tandis que pour les plus de 35 ans c’est moins d’un quart (David Chavalarias - Toxic Data, p.100).

Je pense que l’information consommée n’a pas comme unique origine un réseau social. Cela tient du fait que l’information est souvent relayée sur un réseau. Il arrive toutefois qu’un post ou un billet soit rédigé de manière exclusive sur un réseau. Cet état de fait n’est pas de nature à invalider l’hypothèse car je ne vise pas l’unicité de l’information mais bien l’unicité de la consommation de l’information.

On peut consommer plusieurs contenus venant de plusieurs médias, les réseaux étant alors reléguer à un simple canal de distribution ou plutôt un agrégateur de contenus. Nous avons donc une consommation multi canaux. La conclusion tirée, de manière dogmatique, repose donc sur un hypothèse inexacte (il doit peut être avoir une exception mais construire une stratégie de communication sur des exceptions est surement une mauvaise idée). Je crois donc qu’il est presque impossible qu’un consommateur d’informations soit présent uniquement sur un seul et unique canal de communication. A titre d’exemple, l’utilisateur d’un réseau social doit disposer d’une adresse email pour s’inscrire. Il y a donc là déjà plus d’un canal disponible pour la même personne (reste à savoir comment capter l’email de cet utilisateur me diront certains).

Puisque la cible est souvent présente sur plusieurs réseaux et peut accéder au même contenu via différents canaux, il n’est pas indispensable d’être partout pour l’atteindre. Cette prise de conscience ouvre des perspectives stratégiques : plutôt que de chercher à être présent sur tous les réseaux, il faut comprendre pourquoi l’audience utilise tel ou tel canal. Qu’est-ce qui motive son choix ? En analysant ces comportements, on peut non seulement adapter sa communication en fonction du canal, mais aussi enrichir le contenu en tenant compte des attentes spécifiques des utilisateurs sur chaque plateforme.

Rappelons nous que nous sommes partis d’une position dogmatique : “soyez sur les réseaux, peu importe ce qu’il dégage, pour autant qu’une audience stratégique soit présente” à une position plus fine et adaptée à la réalité : “choisissez vos réseaux (et vos canaux) en fonction de vos valeurs mais comprenez aussi pourquoi vos cibles utilisent tel ou tel canal”.

Et la cohérence des valeurs?

D’ailleurs, considérons qu’une personne consomme du contenu sur un réseau social et que cette personne se rend compte de l’absence d’une organisation qui l’intéresse. Que va-t-elle faire ? Se détourner du réseau ou se détourner de l’organisation?

Aucun des deux à mon avis. L’utilisateur va chercher le canal où son organisation est présente et choisir le canal qui lui convient le mieux.

Si l’on prend un exemple pratique, un site web peut proposer une newsletter ou un flux RSS. Par convenance, la newsletter est privilégiée mais pour certains, le flux de mails est ingérable et ils préfèrent utiliser un agrégateur de flux RSS pour capter, à un endroit déterminé, le contenu auquel ils ont souscrits. L’utilisateur d’un flux RSS n’a pas supprimé son adresse email pour autant. Il utilise un “outil” pour un cas particulier qui n’est pas nécessairement celui de son voisin. Cet exemple est évidemment une simplification du problème et ne tient pas en compte l’aspect politique que peut avoir un réseau ou une technologie. Même si une présence partout peut être jugée nécessaire à des fins de communications, une prise de position affichée sur les réseaux en adéquation à ses valeurs pourraient avoir un effet bénéfique.

Imaginez : une organisation œuvrant à la protection de la liberté d’expression communique à ses adhérents, sympathisants, membres et abonnés au travers des réseaux sociaux. À la suite de l’annonce de Zuckerberg (source), l’organisation prend position, publie un communiqué en indiquant qu’elle désapprouve la position de Zuckerberg et par conséquent, n’utilisera plus ce réseau pendant une période (in)déterminé. Cette prise de position, cohérente et en adéquation avec les valeurs, fera sens auprès des “membres” de cette organisation.

Je crois que la prise de position et la prise de responsabilités peut être bien plus forte qu’une utilisation docile d’un réseau aux obscurs motifs qu’il faut « être présent sur XYZ car tout le monde y est » ou pire “il faut quitter XYZ car tout le monde le fait”.

La philosophie morale à la rescousse ?

Ma réflexion a été précisée grâce à un post d’une journaliste de Philomag qui partageait leur manière d’aborder le sujet et une synthèse des discussions qui ont eues lieu au sein de leur rédaction. Elles peuvent se résumer comme suit:

1) Quitter X n’aura pas d’impact sur la présence de fake news qui y pullulent, car Philomag n’a pas coutume d’offrir un service de vérification des faits (c’est plutôt le rôle de médias généralistes).  2) En revanche, quitter X aura un impact négatif sur la qualité du débat public, car les articles éclairés de la rédaction ne pourront plus y circuler.  3) Enfin, quitter X risque de défavoriser notre journal, puisqu’en partant, nous perdrons l’occasion d’attirer des lecteurs. Bénéfices moindres, coûts importants : un philosophe comme Jeremy Bentham, chef de file des conséquentialistes, nous conseillerait sûrement de rester.

Conclusion pour Philomag : ils restent sur X/Twitter mais ils font le minimum sur ce réseau.

Ces éléments m’ont amené à creuser la philosophie morale et voir si des pistes de solutions ne pouvaient pas être dégagées au travers d’une approche déontologique ou conséquentialiste.

A noter que le propos introductif de cet article est une approche purement utilitariste qui se distingue de l’approche déontologique.

Explorons donc rapidement ces deux approches.

L’approche déontologique

En philosophie morale, on parle de point de vue « déontologique » pour indiquer que ce qui importe, c’est l’esprit qui guide une action, pas les résultats escomptés. C’est donc un principe moral qui guide notre action.

Comme avocat, je suis tenu à la déontologie de ma profession dans ma vie professionnelle d’une part mais également et dans une certaine mesure, dans ma vie privée. Il y a donc une série d’obligations que l’on se doit de respecter.

L’indépendance est l’une des obligations déontologiques les plus importantes pour moi et implique une série de réflexions très intéressantes. Une autre obligation est l’impartialité et la prévention du conflit d’intérêt. À cet égard, il n’est pas admis déontologiquement qu’un avocat conseille un membre de sa famille car sa proximité familiale pourrait nuire à son indépendance. J’y suis très attaché pour plusieurs raisons et certains de mes proches ont parfois du mal à comprendre mon refus de les conseiller pour cette raison.

Cette approche déontologique, transposée à l’impact politique des réseaux sociaux, peut se traduire de diverses manières mais a pour conséquence une forme de « dogmatisme » dans le sens où ses actions seront dictées ou encadrées par les principes déontologiques auxquels on s’astreint. Cette rigidité peu entrainer des tensions. Pour reprendre un exemple abondamment utilisé pour illustrer l’approche déontologique (théorisée par Kant), le devoir de dire la vérité est un principe généralement admis par tous. Par conséquent, le mensonge est proscrit. Dans certains cas cependant, on pourrait considérer le mensonge comme la seule voie, il vaut mieux un petit mensonge que une atroce vérité. Écris comme cela, tout le monde peut le comprendre voire l’accepter. Or, l’approche déontologique engendre des situations complexes lorsque deux principes, deux devoirs, entre en conflit. Garder un secret pour un ami ou révéler le secret pour préserver un tiers.

Le conséquentialisme

L’approche conséquentialiste consiste à juger une action non pas sur son intention, mais sur ses conséquences. Ce qui compte, ce n’est pas tant l’esprit qui guide l’action que son impact réel. L’utilitarisme, qui en est une forme spécifique, va plus loin en posant un principe simple : une action est juste si elle maximise le bien-être collectif et minimise la souffrance.

Si l’on part de la définition de l’intérêt général lue sous le prisme de l’utilitarisme de Jeremy Bentham, l’utilitarisme a pour ambition de déterminer la manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme ou la moyenne du bien-être agrégé de l’ensemble des êtres affectés.

La difficulté de cette approche est que l’intérêt général doit-il être supérieur à la somme des intérêts particuliers ou représente-t-il une moyenne des intérêts particuliers?

Concrètement, considérez l’intérêt général comme étant supérieur à la somme des intérêts particuliers nous amène dans une situation complexe à mettre en œuvre. Si l’on compare l’intérêt individuel d’un citoyen du Nord et celui d’un citoyen du Sud, ou l’intérêt particulier d’un riche et celui d’un d’un pauvre, par exemple, nous allons faire face à une difficulté pour “arriver” à l’intérêt général. En résumé, que faut-il faire pour parvenir à rencontrer les intérêts de tous.

Quelle solution?

L’approche déontologique crée une rigidité : certains actes sont interdits ou obligatoires, quelles que soient leurs conséquences. L’approche conséquentialiste, elle, évalue la moralité d’une action en fonction de ses effets, ce qui soulève une ambiguïté : si nos principes conduisent à des conséquences néfastes, ne devrions-nous pas les ajuster ?

Si l’on adopte une approche conséquentialiste, nos valeurs doivent-elles rester figées ou doivent-elles évoluer en fonction des résultats observés ?

Une organisation qui défend des valeurs éthiques pourrait, en toute bonne foi, refuser d’utiliser un réseau social jugé toxique. Mais si cette absence l’empêche de diffuser son message et de sensibiliser son public, un raisonnement conséquentialiste pourrait amener à revoir cette position et à s’engager sur la plateforme de manière stratégique et contrôlée, plutôt que dogmatique.

Le risque, bien sûr, est de glisser vers un relativisme total où tout devient négociable en fonction des résultats attendus. Si les valeurs sont trop flexibles, elles perdent leur sens et deviennent de simples variables d’ajustement, ce que je réfutais plus haut.

La solution serait alors d’adapter ses valeurs mais sans les abandonner, les rendre plus pertinentes face aux réalités du monde dans lequel elles s’appliquent et accepter de se remettre en question.